Voilà une semaine que l’école a repris, et quasi la totalité des personnes que je croise, connues ou inconnues, qui demandent comment s’est passée la rentrée pour Choupinette, 5 ans ½ et Bonhomme, 3 ans, s’exclament « Whaoooo… c’est courageux » quand je leur partage ce choix de vie que j’ai fait.
En fait, l’Instruction En Famille (IEF) j’en parle depuis plusieurs mois ouvertement, même si j’ai cette idée en tête depuis des décennies : l’idée de déscolariser mon premier garçon, qui a aujourd’hui 22 ans, m’était déjà passée par la tête, mais elle était restée à l’époque à l’état de réflexion. Chouette réflexion, mais juste réflexion, qui avait abouti néanmoins à une scolarité un peu « en marge », dans une école Freinet, puis en Collége Lycée Expérimental. Pour finir, après une année de seconde classique par un apprentissage de charpentier, en alternance dans une petite entreprise spécialisée en éco-construction, ossature bois, isolation écologique… Bref, à 22 ans mon aîné a un métier qui lui plait et un salaire depuis l’âge de 16 ans, qui lui permet d’avoir un appartement à lui, une voiture et une vie indépendante.. autant dire que je le vois peu, et en même temps je suis heureuse du chemin qu’il a fait, joyeuse de la fluidité avec laquelle ça s’est construit et sereine quand je pense aux ressources qu’il a déjà en lui.
Est-ce que j’ai manqué de courage à l’époque en me résignant à le laisser, années après années poursuivre sa scolarité dans ces conditions ? Oui ces conditions étaient différentes de celles qu’ont connu ses copains de maternelle qui eux sont allés à l ‘école de secteur et ont reçu un enseignement classique. Et en même temps, il s’agissait toujours d’école -ou de collège- avec des effectifs trop chargés, des journées entières assis et enfermé, des adultes qui font de leur mieux avec les moyens dont ils disposent, des programmes à respecter, et des violences dites « ordinaires » dans la cour de récré, à la cantine, dans les couloirs du collège.. des violences tellement ordinaires qu’elles passent souvent inaperçues.. et lorsque quelqu’un les remarque, le poids de l’institution se fait plus fort pour le faire taire : je me souviens d’un jour où j’ai été convoquée par le professeur de physique de 4e : mon fils avait été insolent à son égard. Après en avoir discuté avec lui, il m’expliqua qu’en rendant les copies d’un devoir, le prof avait dit à l’un de ses camarades qu’il était nul et bon à rien. A 14 ans mon grand avait osé intervenir et dire à l’enseignant que c’était une insulte et que ça n’était pas juste de parler comme ça. Vous vous doutez de la manière dont sa remarque n’a pas été accueillie (évidemment il aurait du la formuler avec davantage d’empathie pour le professeur découragé !), et la manière dont moi j’ai été régulièrement jugée tout au long de sa scolarité : de laxiste à douce rêveuse, de bisounours à idéaliste, de mère-hyper-protectrice-qui-ne-laisse-pas-son-garçon-se-confronter-à-la-dure-réalité à maman-complètement-aveugle-qui-ne-voit-pas-que-son-fils-la-manipule-quelle-bénette. Bref, avec quelques années de recul je me dis que, du courage, il m’en a fallu pour faire face durant toutes ces années de scolarité aux regards, aux sourires condescendants, aux silences et aux remarques qui se voulaient plus ou moins bienveillantes, mais qui trahissaient très souvent des critiques et des jugements de la part d’enseignants, de parents, d’amis, de membres de ma famille ou d’inconnus… sur ma façon de voir l’éducation, au sens large du terme.
A l’époque je ne crois pas avoir manqué de courage de ne pas être allée jusqu’à concrétiser ce projet d’Instruction En Famille. Je pense que j’ai surtout manqué de ressources :
- J’avais 15 ans de moins qu’aujourd’hui, donc moins de recul, moins d’expérience et moins d’assurance. Ma vie professionnelle était en pleine construction, j’ai mis beaucoup d’énergie et de temps à me former, à créer une activité professionnelle qui soit en adéquation avec mes aspirations profondes, qui ait du sens et qui me procure une relative sécurité matérielle.
- J’élevais seule mon fils, et je ne recevais aucun soutien moral de la part de son père, bien au contraire. La séparation a été très conflictuelle, et j’ai mis presque dix ans à me libérer de l’emprise sur ma vie de mon ex-compagnon. De son côté, mon nouveau mari a eu bien du mal à me soutenir dans mes choix alternatifs, car il était tiraillé entre l’envie de me suivre et le poids de son héritage familial – une éducation « traditionnelle » où l’école / les diplômes / la réussite scolaire étaient sur-valorisés.
- En pleine transformation personnelle et recomposition familiale, mon réseau amical s’est peu à peu transformé lui aussi, et je me suis entourée de plus en plus de personnes qui partagent mes valeurs, qui sont dans une énergie de coopération, de co-création et de bienveillance. J’ai rencontré aussi des familles qui pratiquent l’IEF, et j’ai commencé à « modéliser » et à m’inspirer de leurs expériences.
- J’ai développé une plus grande autonomie affective et une meilleure estime de moi, ce qui me permet aujourd’hui d’être libre du regard des autres sur mes choix de vie. Ce qui ne veut pas dire que les remarques des autres ne me touchent plus, mais que j’ai aujourd’hui la capacité de discerner si mes choix sont guidés par la peur (de la critique, du rejet) ou par la joie.
- J’ai participé, le temps de stages ou de vacances, à des projets de groupes dont l’intention était de vivre ensemble, en respectant nos besoins et nos rythmes respectifs. Entre adultes d’abord, puis parents-enfants quand Choupinette et Bonhomme ont pointé le bout de leur nez, ces expériences concrètes ont été comme des « tests grandeur nature » d’une autre manière de vivre, dans laquelle l’IEF a toute sa place.
- Et surtout, l’essentiel à mon sens, qui m’a demandé des années d’introspection et de négociation intérieures : j’ai décidé de m’aimer en priorité, ce qui implique de m’écouter en profondeur pour entendre le murmure de mon âme qui sait parfaitement ce qui est bon pour moi de vivre ici et maintenant. Décider de m’aimer implique également d’incarner et de manifester dans le monde ce que cette petite voix me dit, même si ça à l’air complètement farfelu, absolument pas politiquement correct ou en dehors du cadre habituel.
Alors, en définitive, oui il m’a fallu du courage pour en arriver là. Il m’a fallu énormément de courage pour traverser tous ces moments où, intérieurement je marchandais avec mon âme, tous ces moments où je faisais semblant de croire -tellement fort qu’au bout d’un moment on y croit vraiment – semblant de croire que l’amour, la reconnaissance et le sentiment d’appartenance viendraient de l’extérieur (si je me comportais de la manière attendue bien sûr). Dans ces conditions là, évidemment que la vie m’a amené des circonstances difficiles, comme autant de reflets de tous ces endroits de non-amour, de non-reconnaissance voire carrément de rejet de certaines aspirations profondes de mon âme.
C’est pour ça qu’aujourd’hui quand l’amie avec qui je bois une tisane pendant que nos enfants jouent me dit « wahoo… tu as vraiment du courage de faire ça (l’IEF) » j’ai envie de lui répondre :
« non, tu sais, c’est toi qui a du courage de te lever tous les matins pour être à l’heure à l’école, du courage d’organiser des doubles journées entre ton travail et les horaires d’école et de garderie, du courage de faire les devoirs avec tes enfants fatigués, du courage d’accepter un cadre qui ne te convient qu’à moitié, du courage de faire les courses de fournitures scolaires et d’assister aux réunions de rentrée… » En vérité, je lui dis :
« j’ai beaucoup, beaucoup, de joie à respecter mes besoins, à prendre le temps, à accompagner mes enfants à leur rythme, à co-créer avec eux un chemin nouveau d’apprentissage, à ralentir, surtout, ralentir. Et j’ai aussi une immense gratitude pour celle que j’étais il y a 15 ans, tu sais, celle qui n’a pas lâché son idée, et qui un pas après l’autre en est arrivé là, tranquillement, sereinement, comme une évidence à vivre l’instruction en famille. Pour moi c’est une nouvelle aventure à créer chaque jour, l’exploration d’un monde dont j’avais entendu parlé et dont enfin j’aborde le rivage, heureuse et curieuse de découvrir la suite. »
A ce moment-là arrive Bonhomme, tout sautillant avec un sourire immense qui vient nous raconter comment c’est trop trop chouette de faire dévaler les billes le long du circuit qu’ils ont construit tous ensemble. Il rayonne. Il est où l’bonheur, il est où ? … Ben, il est là, juste là !
Delphine Ravaux-Lefavrais, fondatrice de delphinelefavrais.fr, pour Pass Education